mercredi 21 février 2024

Quels sont ces méandres qui clapotent sous la ville ?

 Le 23 décembre 1847, le conseil municipal de Valenciennes se penche sur une question intéressante : à qui appartiennent les cours d’eau qui traversent et sillonnent la ville ? En réalité, la réponse est simple et les conseillers municipaux votent la décision à l’unanimité : les rivières “naturelles“ (l’Escaut et la Rhonelle) appartiennent à l’Etat, et les canaux, qui furent tous creusés par l’homme, appartiennent à la ville.

Mais avant d’en arriver au vote, ces messieurs ont droit à une description précise des méandres suivis par tous ces cours d’eau, dont la plupart ont été recouverts pour des raisons de salubrité publique, et étaient donc déjà rendus presque tous invisibles à l’époque.

Grâce au site internet de Michel Blas (1), j’ai trouvé une carte de 1841 sur laquelle, en m’aidant d’autres sources documentaires, j’ai retracé le parcours des différents cours…


A tout seigneur tout honneur, commençons par l’Escaut. C’est une figure tutélaire, à Valenciennes, dont la statue trône en haut de la façade de l’Hôtel de ville. 


Photo personnelle

Sur les plans anciens il est qualifié de “rivière“ mais c’est un fleuve, dont la source se situe sur le territoire de Gouy (Aisne) et qui se jette dans la mer du Nord à Anvers. 

De nos jours, l’Escaut est un grand canal qui passe à l’ouest de la ville en évitant de s’intéresser à la vie intra muros. Ce canal mérite un article à lui tout seul, je m’y attèlerai sans tarder.

Pour autant, l’Escaut est toujours resté en ville, il faisait même partie de la vie quotidienne de la population. Le conseil municipal de 1847, dans sa “description exacte“, se contente de dire que «L’Escaut entre par la Citadelle, et sort par l’Abattoir» –  c’est dire si son tracé était connu de tous. Un autre texte (2), de 1869, donne des détails :

L’Escaut arrive sous les murs de la citadelle, « dans les fossés de laquelle il passe pour entrer en ville par l’écluse des Repenties, magasin aux fourrages, moulin de la citadelle, jusqu’au pont du Calvaire ; de là entre le parc aux boulets, le manège et le jardin des Chartriers, traverse la rue des Maillets. »


A : Ecluse des Repenties ; B : moulin de la citadelle ; C : jardins des Chartriers


Photo personnelle

Une photo de 2024 : je me trouve sur ce qui reste de l’Ecluse des Repenties (elle tient son nom d’un couvent du même nom), tournée vers le petit pont qui menait à la citadelle (disparue).


Image extraite de la page Facebook de Richard Lemoine
Au premier plan le moulin de la citadelle (disparu), le petit pont qui menait à la citadelle, et au loin l’Ecluse des Repenties, dont il ne reste aujourd’hui que les piliers.


Image extraite de la page Facebook de Richard Lemoine

Le pont du Calvaire, en cours de destruction à l’époque du démantèlement des remparts (1892).


Photo personnelle
Ce qui fut le manège de la cavalerie militaire, puis la caserne des pompiers, puis une boîte de nuit – juste avant sa démolition en 2023.


La description de 1869 se poursuit : L’Escaut traverse « la rue des Maillets (pont Gauchet), la rue Ferrand, sous les Académies (pont de Bois), cour du collège (pont du Collège), aux vannes du pont Sainte-Croix, derrière la cure de Saint-Nicolas, le pont Saint-Jacques, et les abreuvoirs des rues de l’Escaut et des Ilots ; traverse la rue de Lille grossi de la Rhonelle (pont Néron ou du Grand-Dieu), longe le marché aux poissons, ancien port de la navigation intérieure, passe au pont Neuf… »


A : les Académies (aujourd’hui le Conservatoire) et le collège des Jésuites ; B : l’église Saint-Nicolas. Place Joséphine = jardin devant l’église Saint-Géry (C). Marché aux herbes = actuelle place du Hainaut.


Lorsqu’on sort de l’église Saint-Géry aujourd’hui, on a du mal à imaginer que l’Escaut passait derrière les maisons qui nous font face, juste à quelques mètres. 


Image extraite du site Musenor
L’Escaut derrière les Jésuites, peint par A. Mahy en 1865.


Nous sommes pourtant là au cœur de ce que furent les prémices de Valenciennes, à l’emplacement du Castrum initial entouré de la toute première enceinte défensive. La Rhonelle, dont nous allons parler plus loin, rejoint le fleuve juste après le Marché aux herbes et avant le pont Néron : c’est à partir de cet endroit que l’Escaut devenait navigable, c’est donc là que s’est créé le port, bien utile au développement du commerce qui a fait la richesse de la ville.

Le pont Néron devait son nom, dit-on, à sa couleur noire. On l’appelait également le “pont du Grand Dieu“ parce que s’y trouvait un grand Christ en bronze, œuvre du fondeur Jacques Perdrix qui officiait sous le règne de Philippe II (16e siècle). Un beau jour de 1856, le curé-doyen de Saint-Géry, Louis Capelle, fit installer cette statue monumentale dans son église, où elle se trouve toujours.


Photo personnelle

L’Escaut termine alors son périple en ville : comme l’écrit Firmin Prignet, il « passe au pont Neuf, continue entre l’hospice général et l’abattoir (pont de l’Arc ou de l’Arche-à-la-Salle). L’Escaut sort de la ville par la poterne, traverse les fortifications où il reçoit le trop plein de la Rhonelle, passe le long du faubourg Saint-Roch… » et poursuit son chemin vers Anvers.


A : Caserne Ronzier ; B : Abattoir ; C : porte Poterne.


Photo personnelle
Ce n’est plus l’Escaut qui longe l’Hôpital Général de nos jours, mais une “coulée verte“ engazonnée qui veut rappeler le passage du fleuve à cet endroit.


Image extraite de la page Facebook de Richard Lemoine
L’abattoir est à gauche sur la photo. Le Vieil Escaut était une sorte d’infâme cours d’eau qui sortait de la ville, les flots passant de préférence dans le canal. (Les cartes postales ne sont malheureusement pas datées).


Image extraite de la page Facebook de Richard Lemoine
Le fleuve quittait la ville par la porte Poterne.


L’Escaut, vient-on de lire, reçoit le trop plein de la Rhonelle à sa sortie de ville. La voici cette Rhonelle qui au Moyen-âge s’appelait « Rivière Ointiel », mais que l’historien D’Oultreman a rebaptisée Rhonelle parce qu’il la trouvait tempétueuse comme le Rhône.

Elle aussi a l’honneur de figurer au fronton de l’Hôtel de ville. Ainsi les deux cours d’eau rappellent l’importance de leur union au cœur de la ville pour assurer son développement.


Photo personnelle

Si je reprends les deux descriptions, celle de 1847 et celle de 1869, j’arrive à ceci :

La Rhonelle entre en ville près de la porte du Quesnoy, « sous la tourelle de la Tierrée », traverse le Béguinage (pont de la Cense), le pont Delsaux, « le jardin de M. Delame » (il était marchand de toiles de batistes, rue des Foulons), derrière les jardins de la rue d’Oultreman, et se croise avec le canal Sainte-Catherine sous la rue des Foulons qu’elle traverse ; »


A : Tour de la Dodenne ; B : Béguinage ; C : pont et moulin Delsaux.


Il semble bien que la tour que ces messieurs du 19e siècle appelaient « la tourelle de la Thierrée » (ou du Thierret) soit notre « tour de la Dodenne » actuelle. Et c’est bien sous cette tour que l’eau de la Rhonelle entre en ville, une fois le trop plein évacué vers la porte Poterne comme on vient de le voir (l’eau passant sous la porte du Quesnoy).


Photo personnelle

La rivière est encore visible un peu plus loin en ville, au pont Delsaux (ici la photo est prise quelques mètres en amont du pont Delsaux) :


Photo Béatrice Bailleul, 2016


Et puis c’est tout ! Elle est ensuite entièrement couverte, et je vous fais grâce des photos des souterrains régulièrement arpentés par des chercheurs aventuriers qui s’étonnent de pouvoir parcourir autant de kilomètres sous la ville…

Les textes poursuivent cependant la description du tracé. La Rhonelle traverse la rue des Foulons (pont des Foulons), fait un coude et traverse la rue d’Oultreman sous la maison de M. Paillard (Charles Paillard était notaire rue d’Oultreman) ; de là au coin de la rue de l’Hospice (pont de l’Hospice), elle traverse la rue de Famars, passe derrière le Tribunal de Commerce, traverse la place de ce nom (pont de la Hamaïde) et forme là le bassin des Moulineaux avec les Viviers.


A : Hospice des orphelins ; B : Tribunal de Commerce ; C : moulin des Moulineaux.


Image extraite du site greffe-tc.com
La façade du Tribunal de Commerce. La Rhonelle passait derrière le bâtiment, tout contre.


Elle continue son cours derrière les maisons de la Place d’Armes, la rue de la Vieille-Poissonnerie, traverse la rue de Paris (pont de l’Hôtellerie), longe le Marché aux Herbes et se jette dans l’Escaut au « pont du Grand Dieu ».


L’Hôtellerie est le grand bâtiment qui se trouve, ci-dessus, sur la place du Marché aux Herbes. C’était un lieu qui accueillait les pauvres gens. Aujourd’hui il est remplacé par la Poste Principale, et le Marché est devenu la place du Hainaut.


Au 19e siècle, Valenciennes intra muros comptait quatre moulins à eau : celui de la Citadelle, qu'on a croisé tout à l'heure baigné par l'Escaut ; le moulin Delsaux et le moulin des Moulineaux, tous les deux emmenés par la Rhonelle ; le quatrième est le moulin Saint-Géry, que nous trouverons plus loin dans les eaux de la Rivière Sainte-Catherine.


A côté de nos deux “rivières“ naturelles, circulaient (et circulent toujours, mais sous nos pieds) de nombreux canaux, « creusés par l’homme » comme on dit, et – partant de l’Escaut et retournant à l’Escaut – détournant l’eau dans les différents quartiers pour les besoins de l’industrie et de l’artisanat. Sauf exception, ces canaux étaient appelés des “rivières“, eux aussi, et ils ont parsemé la ville d’une multitude de ponts : j’en ai nommé déjà plusieurs, j’en nommerai d’autres, les voici situés sur une carte éditée par Lydérick De Wever (3).



En amont des remparts, où l’eau est encore propre, on trouve un premier canal très utilisé par les blanchisseurs : la Rivière Balot, ou Baleau, ou Balhaut, ou Baillehaut. Elle porte le nom d’un bourgeois à qui, en 1273, la comtesse Marguerite a fait don de ce cours d’eau, qui précédemment s’appelait la Quinquernelle, parce qu'il voulait y construire un moulin. La Bulot coule de l’Escaut à l’Escaut en traversant le Chemin des Planches, et en parcourant des prairies ou les blanchisseurs étalaient les pièces de drap pour les blanchir.



Au sud de la Balot circule la Rivière Sainte-Catherine, un très long canal qui remonte la rue de Famars presque jusqu’à l’église Notre-Dame de la Chaussée, mais bifurque vers l’est et parcourt toute la ville pour rejoindre l’Escaut au-delà du pont Néron.


Image extraite de la page Facebook de Richard Lemoine
La rivière Sainte-Catherine à son entrée en ville.


Et grosse surprise : « grâce à un syphon », disent les textes, la rivière Sainte-Catherine « croise » la Rhonelle sous la maison de Monsieur Delame, le marchand de batistes de la rue des Foulons. 


A : l’endroit souterrain où se « croisent » la Rhonelle et la rivière Sainte-Catherine.


La rivière passe ensuite sous la rue Askièvre (pont Saint-Paul ou des Dominicains), longe la place des Wantiers (pont des Wantiers), passe derrière les maisons de la rue Nouvelle-de-Hollande,et  traverse la rue du Quesnoy (pont de pierre).



Ensuite, elle traverse la rue de la Viewarde, continue « jusque derrière la maison n° 41 de la rue de Mons » et là, fait une courbe à gauche, passe derrière la rue du Verger, traverse la rue Saint-Géry (pont Saint-Géry), et va au moulin Saint-Géry, maison n° 11 du marché aux poissons, où elle rejoint l’Escaut « derrière chez M. Berteau » (que je n’ai pas trouvé dans l’annuaire de 1857).


A : moulin de Saint-Géry. La « place St Géry » de ce plan est de nos jours le Square Froissart.


Image extraite de la page Facebook de Richard Lemoine

Le marché aux poissons, derrière lequel coulait l’Escaut.


Tout à l’heure nous avons tourné vers l’est avec la rivière Sainte-Catherine, mais elle laissait aussi filer vers l’ouest un autre canal, beaucoup plus petit : l’Ordron (ou le Lordron). Le conseil municipal de 1847 ne le cite même pas. Pourtant, il passait par la rue des Cardinaux, gagnait la rue de l’Hôtel-Dieu (pont Grenière), passait sous la rue Notre-Dame en face de la Placette Sainte-Catherine, longeait des jardins de la rue de Famars, passait sous la rue des Viviers (pont des Ranniaux) et se déversait dans le bassin des Moulineaux. Ce canal est donc le seul qui n’allait pas de l’Escaut à l’Escaut.


Le bâtiment grisé, contre le rempart, est le couvent des Carmes déchaussés, qui deviendra l’Hôtel-Dieu.


Photo personnelle
Dans un square, le panneau du souvenir…


Le bassin des Moulineaux est alimenté, entre autres, par le canal des Viviers, lui-même né de la jonction du Grand Bruille et du Petit Bruille. Ces deux canaux naissent à hauteur de l’Ecluse des Repenties, et se séparent pour traverser l’Esplanade. Le Petit Bruille traverse alors la rue de Paris chez M. Gellé (Charles Gellé, fabricant de savons) jusque chez M. Ledieu (qui était brasseur rue Notre-Dame). Le Grand Bruille longe toute la rue qui porte son nom, traverse la Place Royale (pont Notre-Dame), suit la rue Notre-Dame jusqu’à la maison n° 50 (pont des Apôtres). C’est là que les Bruilles prennent le nom de canal des Viviers. Poursuivant son chemin, l’eau traverse la rue Capron (pont Saint-Arnould) et vient se verser au bassin des Moulineaux (pont de la Hamaïde).


La Place Royale est aujourd’hui la Place du 8 mai 1945, la Place St Vaast est devenue la Place du Neubourg.


Dans son texte de 1869, Firmin Prignet poursuit : « Le bassin des Moulineaux a deux déversoirs » ; mais il entre alors dans des explications qui ne collent plus avec les plans des cours d’eau que j’ai à ma disposition. « L’un, dit-il, longe la rue des Anges jusqu’à la rue des Sayneurs, traverse la rue des Récollets (pont derrière les Récollets) pour rejoindre le canal de ce nom près de l’église Saint-Géry. » L’autre, poursuit-il – et là c’est plus conforme au plan ! – longe la rue des Moulineaux, traverse la rue des Récollets sous le n° 10, et rejoint le canal des Récollets (pont de l’Hôtellerie) vers la rue de Paris. »


A : moulin des Moulineaux.


Le canal des Récollets va de l’Escaut à l’Escaut. Il sort du fleuve derrière le jardin des Chartriers, et file tout droit jusqu’à l’église Saint-Géry. Là il se divise en deux bras : l’un descend la place devant l’église jusqu’à l’Escaut, passant sous les maisons et se jetant dans le fleuve en aval du pont Sainte-Croix ; l’autre poursuit son chemin le long de l’église (pont Saint-François) jusqu’à la rue Saint-Jean qu’il traverse (pont des Lombards) pour recevoir les eaux du bassin des Moulineaux et rejoindre la Rhonelle (et l’Escaut) à hauteur de l’Hôtellerie.




Photo personnelle
Cette petite façade blanche, rue de Paris, c’est une maison construite sur la largeur du petit bras du canal des Récollets. Il allait se jeter dans l’Escaut qui passait derrière ces maisons.


Ultime canal de cette liste bien fournie, le canal des Carmes, qui porte le nom du couvent des Carmes chaussés, cette fois. Sans surprise, il va de l’Escaut à l’Escaut. Il démarre derrière l’église Saint-Nicolas, traverse la rue Saint-Jacques, poursuit vers la rue de Lille qu’il traverse au n° 65 (pont des Caseniers). Il longe l’Arsenal et remonte la rue de l’Intendance jusqu’à la maison n° 50, sous laquelle il passe pour rejoindre l’Escaut près de l’Hospice-général (pont de l’Arc ou de l’Arche-à-la-Salle).


A : église Saint-Nicolas ; B : Hôpital Général.


La séance du conseil municipal du 28 décembre 1847 s’est intéressé à la question de la propriété de ces rivières et canaux, parce que deux de nos concitoyens de l’époque voulaient construire une voûte sur le cours d’eau qui bordait leur maison. L’un, monsieur Rémi, possédait une maison rue du Grand Bruille et voulait donc couvrir le Grand Bruille devant (ou derrière) chez lui ; pas de problème, répond le conseil, puisque le canal appartient à la ville. Mais il devra payer 10 fr par mètre carré de couverture, reconstruire dans sa propriété – avec une porte sur la rue – l’escalier qui permet aux habitants du quartier d’aller puiser à la “rivière“, et prendre à sa charge l’entretien du mur de soutènement et de la voûte. J’ignore quelle suite Monsieur Rémi a donné à ces contraintes. L’autre demandeur est monsieur Danhiez, qui est marchand de chevaux à l’Enclos du Béguinage. Le pauvre voulait couvrir la Rhonelle : impossible, déclare le conseil, car la rivière appartient à l’Etat. Monsieur Danhiez est invité à « se pourvoir devant qui de droit » : là non plus, on ne sait pas s’il aura donné suite.


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(1) michel.blas.free.fr

(2) Firmin Prignet, "Recherches historiques sur Valenciennes ou revue rétrospective de ses anciens monuments", 1869. Mille mercis à David Taquet.

(3) Lydérick De Wever, "Valenciennes, la petite Venise du Nord : un titre usurpé ?", mémoire de stage, sans date.